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13.02.2018 — 09:58

Le regard photographique dans l’œuvre d’Àngels Ribé

Diana Rangel Lampe

Association. Cut: Solution of the Skin’s Continuity

Chicago, 1973/2011

L’œuvre d’Àngels Ribé (Barcelone, 1943) s’inscrit dans le panorama international comme une part essentielle pour la définition de l’art conceptuel actuel. Nous la considérons comme une pionnière, dont la pratique va de l’emploi de la photographie à la performance, l’installation et la sculpture ; dotée d’une constante sensibilité pour l’espace, la forme et la compréhension du monde à travers son propre corps. Le rôle de la photographie a été d’une grande importance pour le développement du travail de l’artiste, en l’utilisant comme un témoin et registre principal de ses actions et performances, mais aussi comme un instrument de son regard, captant de manière discrète des détails imperceptibles dans l’ambiance ou en enregistrant méthodiquement son marcher, son corps, l’espace et les formes qui l’entourent, montrant une grammaire de fragilité d’instants fugaces face à la hiérarchie masculine de la pérennité1.

Dès ses début, le travail de Ribé chercha à surmonter les logiques minimalistes en employant son corps et en explorant la nature à travers diverses actions éphémères, enregistrées en photographie ou vidéo pour ensuite s’aventurer dans d’autres moyens comme le dessin, la sculpture, la performance, etc., en marquant une dématérialisation dans l’œuvre d’art et, donc, en changeant les règles établies pour délimiter un lieu entre le spectateur et le lieu de l’œuvre.

 

Une grande partie de son œuvre a été réalisée dans des espaces urbains et naturels, générant une réflexion sur la relation entre le public et le privé, l’interne et l’externe dans notre quotidienneté. Un des penseurs clés pour réfléchir sur ce thème fut Henri Lefebvre, dont la recherche en matière d’urbanisme génère un point de rupture dans la manière dont les artistes de l’époque étaient en rapport avec l’espace urbain. Lefebvre conçoit la ville comme un espace social, qui transcende l’architecture pour devenir un conteneur de relations et d’échanges, un espace pour l’action2. Ainsi, de nombreux travaux d’artistes de l’époque agissaient sous cette dynamique, celle d’intervenir et d’agir dans l’espace urbain. Les travaux ne sont pas alors conçus comme des objets de valeur artistique, mais comme des gestes éphémères, des interventions et de petites observations dans lesquelles l’artiste vise à générer des interrogations sur la relation hiérarchique entre l’œuvre d’art, le spectateur et l’espace dan lequel ils convergent. En ce sens, les premiers travaux de Ribé naissent de cette prémisse comme des espaces non seulement conteneurs de l’objet artistique, mais aussi de relation et d’échange de sens, donnant lieu à un œuvre en constante transformation.

L’œuvre Action dans le parc, Paris (1969) est un exemple de ce qui précède. L’artiste place dans un parc pour enfants un tube flexible utilisé habituellement pour la construction, dont l’aspect attire la curiosité des enfants qui se rapprochent et commencent à jouer tandis que l’artiste documente à travers la photographie les différentes positions que le tube adopte pendant le jeu des enfants.

Le marcher dans la pratique artistique a été une caractéristique importante dans le travail des artistes de l’époque, dont la dérive déterminait la relation et l’interaction du corps avec l’environnement. L’espace et ce qui y est trouvé génèrent des échanges symboliques enregistrés par l’artiste qui intervient ou simplement, comme un spectateur, s’arrête pour l’observer. Michel de Certeau parle de l’acte de marcher comme un processus d’énonciation, discursif mais non narratif3, une création de traces en passant qui peuvent être lues comme une recherche de sens. Le marcheur dans son marcher énonce son histoire, un discours relatif au lieu/non lieu de l’existence concrète, un récit travaillé artisanalement avec des éléments tirés de traits communs, une histoire allusive et fragmentaire dont les trous s’emboîtent dans les pratiques sociales qu’elle symbolise. 

 

Dans Two Main Subjetive Points on an Objective Trajectory (1975), Ribé nous montre à travers une série de photographies son parcours aller-retour à travers le pont de Williamsburg, NY. Elle met en relief deux points subjectifs dans un déplacement objectif établi par la propre artiste, remettant alors en question les formes de perception et interaction avec l’espace, tout en soulignant la possibilité de donner de la valeur aux moments quotidiens et neutres de notre mobilité routinière. Par contre, dans Invisible Geometry 2 (1973), c’est le déplacement de l’appareil photographique face à une même image ce qui produit une plus grande tension ou remise en question au sujet de la perception géométrique.

Les travaux de Ribé fonctionnent sous une logique poétique de la perception. En ce sens, l’emploi de la géométrie est fréquent dans ses œuvres, tout comme la rencontre avec diverses figures dans l’espace qu’elle associe isolément pour les retirer de leur contexte. Dans Associations 2, 3 et 4 (1973), l’artiste photographie des traces, des irruptions, des tracés et des crevasses, qui en étant photographiés sans aucun rapport d’échelle, peuvent être reliés de manière conceptuelle, générant une cartographie comme témoin constant de cette relation de l’espace à travers son corps et sa pensée.

En 1979, Ribé réalisa un projet qui fut exposé dans une école universitaire à Sant Cugat del Vallés : Ornamentació (1979), une série de diapositives sur des formes ornementales qui, réfléchissant sur la sculpture, compose un répertoire de formes et de couleurs trouvées dans l’espace urbain catalan. Peu de temps après, elle répéta le processus à New York, mai en employant alors un film 35 mm en noir et blanc. Ce travail montre non seulement son intérêt pour les formes géométriques, mais aussi pour les formes « dépossédées de leur contenu et de leur fonction, comme des véhicules permanents de communication, capables de dépasser leur temps historique »4. Ainsi, explique-t-elle, elle st intéressée par l’apparence des objets séparés de leur fonction spécifique, c’est pourquoi en les photographiant et en les montrant reliés entre eux, elle leur donne une autre structure étrangère à ce qui leur donnait un sens, les transformant dans une autre chose et réfléchissant sur la sculpture.

 Ornamentation: The Unrelated Object New York, 1979 Mosaic

 

Quand nous observons l’œuvre Association: Cut: Solution of the Skin´s Continuity (1973), nous comprenons la blessure comme une interruption dans la continuité naturelle de la peau qui, vue dans l’espace public comme une fissure, fonctionne comme un élément symbolique de la relation entre l’urbain et le psychologique. Dix ans plus tôt, on avait écrit dans la revue Internationale Situationniste5 le terme « psychogéographie », comme « l’étude des effets précis du milieu géographique aménagé ou pas consciemment sur le comportement des individus ». Nous voyons ainsi, dans l’œuvre de Ribé, une dualité qui se manifeste constamment comme une scission interne, une lutte entre deux forces, une lutte de contraires6. C’est cette dualité à travers divers milieux ce qui génère une constante remise en question de la place de l’œuvre d’art, du spectateur et de l’artiste, faisant du travail de Ribé une expérience esthétique fondamentale pour cette époque.

Diana Rangel Lampe

Galerie Ana Mas Projects

Dans ces moments nous pouvons visiter l'exposition “Mon Corps, Mon Sprit” dans la galerie Ana Mas Projects jusqu’au 9 mars 2018.

 


1Dans « Poética de la resistencia », essai de Teresa Grandas pour le catalogue de l’exposition En el laberint: Angels Ribé 1969-1984. MACBA 2011.

2Henri Lefebvre. The Production of Space (1974). Cap. 2.

3Michel de Certeau. La invención de lo cotidiano (1990).  Chap. 7.

4 Témoignage de l’artiste dans En el laberint: Angels Ribé 1969-1984. MACBA 2011. p. 150.

5« Définitions », Internationale Situationniste, num 1, Paris (1958). Version en espagnol : Andreotti, Libero et Costa, Xavier (eds), Teoría de la deriva y otros textos situacionistas sobre la ciudad, MACBA/Actar, Barcelone, 1996.

6Dans « Poética de la resistencia », p. 156.

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