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08.05.2018 — 14:41

Re-photographie, l’image infinie

Ricard Martínez

Place d’armes du château de Montjuïc. Barcelone, Ricard Martínez, 2011.
Le 14 octobre 1940, Lluís Companys, président de la Generalitat de Catalunya, est conduit devant un tribunal militaire. Il serait exécuté quelques heures plus tard.
(Provenance de l’image : auteur non identifié, 1940 / Archives Varela, Cadix).

 

Chaque époque rêve la suivante, la crée en rêvant.

Jules Michelet, Avenir, Avenir ! 4 avril, 1839

 

Le geste re-photographique

Nous sommes ce que nous regardons. À chaque regard, nous donnons un nom aux choses et, en pénétrant par nos yeux, celles-ci sculptent notre intérieur. Le fruit de cette contemplation réciproque donne lieu à une stratigraphie perpétuelle d’enregistrements graphiques. Un vaste gisement visuel qui invite l’observateur à superposer son regard à celui de ses prédécesseurs, au sein d’une activité méticuleuse et obstinée appelé re-photographie. 

La re-photographie consiste essentiellement à revisiter une image historique et à prendre une nouvelle photographie à partir du même point de vue. Elle se fonde sur une technique scientifique, la photographie répétée (Repeat Photography), employée dès la fin du XIXe siècle pour documenter les changements géologiques et écologiques à long terme. Il s’agit d’une action apparemment simple mais qui implique une méthodologie précise et exige le geste photographique essentiel consistant à déclencher l’obturateur d’un appareil photo à un endroit et un moment précis. C’est peut-être pour cela qu’elle émet des concepts puissants qui, à partir de l’image, imprègnent l’objet et remettent en question l’observateur. Et cette force a fait de ce qui était au départ une technique photographique un genre à part. Elle en a fait un outil éloquent. Elle permet de créer des images complexes, saisies à différents moments, et de les projeter vers le futur, propulsées par l’énergie gravitationnelle des rêves de nos ancêtres. Cet article passe en revue certains aspects que l’acte re-photographique comporte. Il me permet également de réfléchir sur les motivations du métier de photographe qui me pousse à faire un pèlerinage fructueux dans les archives qui conservent les photographies et l’espace où celles-ci ont été prises un jour.

Répression et Résistance. Installation photographique à la place de la Cathédrale, Barcelone. Ricard Martínez, 2010.
Francisco Franco et Josep M. de Porcioles, maire de Barcelone, après la visite incontournable de la cathédrale, au cours de l’un des derniers séjours du dictateur dans la ville. (Provenance de l’image: Pérez de Rozas, 1970 / Archives Photographiques de Barcelone).

 

Vieux glaciers et déserts

Le mathématicien allemand Sebastian Finsterwalder établit les premiers paramètres de la photographie répétée quand il commença à étudier les glaciers dans les Alpes bavaroises en 1888. La méthodologie se fondait sur la photogrammétrie, la technique employée pour mesurer les dimensions et l’emplacement des objets à l’aide de la photographie. La recherche impliquait donc l’établissement d’une série de stations pour photographier périodiquement les glaciers afin d’étudier la fluidité et la fluctuation de ces blocs de glace colossaux et fragiles.

La re-photographie devint très bientôt un procédé important pour élaborer des images rigoureuses et complexes pouvant soutenir des études scientifiques sur les changements géologiques et écologiques du paysage. Aux États-Unis, certaines recherches sur le paysage aride du sud-ouest du territoire combinaient souvent des photographies contemporaines avec des enregistrements graphiques et photographiques antérieurs réalisés par les artistes et photographes engagés dans les expéditions scientifiques organisées par le gouvernement fédéral dans les années 1870. Dans les années 40 du XXe siècle, cette technique était déjà un procédé commun pour ce type d’étude, sur le Nouveau comme sur le Vieux Continent.

 

Un patrimoine immense

À la fin des années 1970, deux importants auteurs, Mark Klett et Camilo José Vergara, reprirent cette technique méthodique et l’employèrent dans leurs discours photographiques en tant que procédé apportant un nouveau contenu.

Le premier, Mark Klett, était géologue. Ceci explique la capacité de ses travaux à transmettre si puissamment le passage du temps mais nous apporte également des pistes sur le parcours suivi par la re-photographie pour devenir finalement un outil de création. L'œuvre de Klett surgit du mouvement New Topographics, soucieux de représenter l’impact de l’Homme sur le territoire. Klett se concentre tout particulièrement sur l’interaction entre le temps et le sujet dans le paysage. En 1984, il publia Second View, fruit d’un vaste projet commencé en 1977, The Rephotographic Survey Project, consistant à reprendre en photo les scènes de l’ouest nord-américain qui avaient déjà été photographiées au XIXe siècle par les expéditions politico-scientifiques mandatées par le gouvernement fédéral des États-Unis. À la fin des années 1990, il reprit ce travail et publia Third Views, Second Sights qui recueille les images prises au XIXe siècle, celles des années 1970 et celles de la fin du XXe siècle. Le vaste travail de Klett part donc d’image prises par les membres des expéditions sur des territoires encore sauvage. Quand le photographe retrouve ces scènes, elles font alors partie d’États consolidés qui forment un grand pays. Lorsqu’il y revient quelques années plus tard, les appareils photographiques ont changé – ils sont à présents numériques – mais lui aussi, il est à présent âgé, ce qui est un fait important. Ses images complexes composent une nouvelle topographie, qui combine la perception politique d’un paysage et une perspective profondément intime et géologique.

Pour sa part, Camilo José Vergara est sociologue. Son travail se penche sur la manière dont les influences environnementales altèrent le comportement social. Dans les années 1970, il commença à adapter les méthodologies sociologiques à son propre travail systématique. Il photographia dès lors les quartiers les plus défavorisés des grandes villes des États-Unis. Il y revint année après année, dans une transhumance du regard. Son travail est devenu son projet vital et il a recueilli son œuvre dans des archives qui constituent l’encyclopédie visuelle des banlieues pauvres nord-américaines. Les documents graphiques créés, organisés et préservés par Vergara permettent de voir comment ces quartiers sont érodés par le temps et les facteurs socioéconomiques. Ce matériel important a été recueilli dans différents livres et projets audiovisuels, dont une partie est accessible en ligne sur son site Tracking Time. Les images y apparaissent reliées entre elles et avec le territoire, dans une structure interactive complexe. Vergara se considère comme un constructeur de villes virtuelles faites d’images qui révèlent la forme et les significations des communautés urbaines ignorées.

Beaucoup d’amour à faire. Installation photographique à la place Reial, Barcelone. Ricard Martínez, 2017.
Photomontage de différentes photographies de la première manifestation pour les droits LGTBI.
(Provenance des images: auteur non identifié, 1977. Archives Photographiques de Barcelone / Fonds Diari de Barcelona.
Isabel Steva Colita. 1977.
Gabriel Casas i Galobardes, 1923-1935. Archives Nationales de Catalogne.
Pepe Encinas. 1977.
Xavi Mestre, 1977.
Perez de Rozas, 1977 / Archives Photographiques de Barcelone).

 

Le regard culturel

Des travaux comme ceux de Klett et Vergara ouvrent la voie à un monde à la fois nouveau, vieux et inachevé, peuplé de photographies et re-photographies, d’objets visuels dynamiques et absolument réactifs, qui génèrent de fortes connexions entre eux mais aussi avec le regard des observateurs. Le patrimoine de regards est si dense qu’il est souvent possible de relier plusieurs images obtenues d’un même point de vue à des moments différents, et ce, grâce à la forte fréquence avec laquelle certains lieux sont encensés par le regard. Mais c’est également le résultat d’une frontalité culturelle, liée à l’éducation visuelle de l’observateur. Le travail de Corinne Vionnet en est un excellent exemple car il révèle cette frontalité culturelle du fait de superposer de nombreuses vues de monuments célèbres extraites de réseaux sociaux sur Internet, ce qui donne lieu à des images proches, une fois encore, de la peinture.

Le courant impétueux de regards hérités, avec les méticuleuses images composées, découlant de la photographie répétée, permet de distinguer deux typologies au sein de la re-photographie : les images (re)-connectées et les images (re)-visitées. Ces œuvres constituent des paysages obstinés qui donnent une signification à chacun des regards qui y vivent. Mais elles donnent de plus un contenu culturel à une méthodologie, ladite Repeat Photography, développée au XIXe siècle pour aider la science et qui resurgit au XXe en tant qu’outil de création.

Les projets visuels dans lesquels la re-photographie est employée sont absolument hétérogènes, bien qu’ils partent d’une prémisse apparemment aussi stricte que le fait de répéter une photographie existante à partir du même endroit. Ils révèlent souvent que les inquiétudes modernes contiennent quelque chose d’ancien et annoncent le futur qui dort dans les rêves du présent. Ils mettent en valeur la forte ou faible dose d’invention contenue dans les nouveaux travaux. Car c’est justement alors, quand tout semble pareil, que se manifeste ce que les images possèdent de différent. Parfois, des photographies apparemment similaires, prises par des personnes d’époques différentes, sont des indices de changements qui se sont produits derrière l’appareil photographique, chez les photographes et, surtout, chez l’observateur qui regarde tout. Le travail de Douglas Levere en est la preuve. Il prend comme point de départ Changing New York, le livre publié par Berenice Abbott en 1939 sur la grande métropole américaine. En 2004, Levere publie New York Changing avec le même appareil photographique et à partir des mêmes points de vue. Les cadrages sont si semblables que même les ombres coïncident, du fait que les photographies sont prises non seulement à la même heure mais aussi au même moment de l’année. Il faut rappeler que le soleil voyage dans le ciel quotidiennement d’est en ouest mais qu’il se déplace aussi du nord au sud avec le passage des saisons. Quand Levere photographie le même paysage qu’Abbott avec la même lumière, non seulement un photographe se situe au même endroit que celui occupé par un autre avant lui mais, à une échelle sidérale, une planète et son étoile sont aussi à la même place. Levere devient un minuscule – et patient – dompteur de planètes. La re-photographie apparaît comme un geste cosmique alimenté par l’exploit de vivre.

La re-photographie est essentiellement la recherche du point de vue, d’un lieu précis qui, toutefois, se déplace constamment, mû vers le futur par une entropie imparable. Peu avant, aux mêmes coordonnées, il y a eu l’objectif d’un appareil photographique. Derrière cet objectif, il y avait le photographe. Trouver le point de vue, c’est marcher sur les traces d’une autre personne. C’est donc un geste d’empathie intergénérationnelle, dont la re-photographie est le fruit subsidiaire, le témoignage indiquant que quelqu’un était là, au même endroit d’où un autre regarde maintenant un geste, un paysage.

Le regard corporel

À partir du point de vue, les photographies prennent une force extraordinaire mais acquièrent aussi une loquacité inusuelle. Elles fournissent une information précise sur la scène qu’elles représentent. Et grâce à cela, l’observateur peut reconstruire avec précision l’emplacement de toutes les personnes et éléments apparaissant sur l’image. Dans cette situation si puissante, le regard de l’observateur peut combiner deux temps : le passé, représenté sur la photographie, et le futur, où il se trouve lui-même. L’expérience donne la sensation de pouvoir accéder aux faits représentés sur l’image.

Mais cette illusion peut être dissipée avec une stratégie aussi simple qu’efficace : placer les photographies en grand format à l’endroit où elles furent prises. C’est un geste simple qui déclenche des sensations puissantes. Face aux images si grandes, les yeux ne suffisent pas et ont besoin de la collaboration de tout le corps pour être observées. Ces photographies doivent être regardées en marchant. Accompagnée de cette interaction, la photographie devient sculpture car elle va au-delà du bidimensionnel de la représentation et établit un rapport avec l’espace qu’elle occupe. Les images se confondent avec leur environnement dans un nouvel artifice temporel. Certes, l’observateur peut avoir l’illusion fugace d’accéder aux faits représentés sur les images historiques mais cette implication a plutôt lieu dans un autre sens car le leurre révèle le regard même de l’observateur et lui donne une signification. Tandis qu’il tourne autour de l’image, ses yeux vont et viennent entre l’espace réel et la représentation. L’ensemble de l’image historique et son environnement devient une carte temporelle qui exige à l’observateur de prendre une position par rapport à ce qu’il voit. Ce déplacement l’éloigne de son propre repère dans le temps et il peut ainsi percevoir au-delà de l’instant dans lequel il vit.

La corporalité du regard dévoile donc le besoin d’adopter une attitude critique par rapport à l’environnement. Et justement, le fait de pouvoir circuler dans la scène des images bouleverse le regard plat, soumis par le subterfuge, et permet à l’observateur de réfléchir sur ses pas, sur le parcours erratique qui l’a mené à occuper et à sortir de ce point de vue.

La re-photographie permet à l’observateur de parcourir les rêves des ancêtres, qui dessinent le contour de ce qu’ils voulaient être, et nous fait penser aux désirs que nous laisserons nous-mêmes pour que ceux qui nous succèderont s’y promènent aussi.

 

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